Les auteurs : Jean-Luc Lamotte

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Anthropologue et essayiste

 

Photo de Jean-Luc Lamotte Anthropologue et essayiste - Théorie de la Médiation  de Jean GagnepainJ’ai assez vite compris, que les « sciences humaines » enseignées dans nos « Facultés de Lettres et sciences humaines », étaient toujours, et encore, de la littérature, bien qu’elles se soient détachées, peu après mes études, de la Licence de Philosophie.

Il paraît que ces « sciences humaines », enseignées, jusqu’à hier, dans nos Facultés de Lettres avaient un objet : l’homme avec une minuscule, et non plus une majuscule, comme c’était le cas dans un humanisme qui n’en finit pas de mourir. Et c’est vrai.

Mais comment ces littéraires spécialistes de « sciences humaines » s’en tiraient ? En décorant l’homme pour essayer d’en faire un objet qui paraisse scientifique. Ils ont pris de la science, non pas son exigence de formalisation, mais son langage et son apparence, ni plus ni moins.

Ainsi, certains psychologues, se baptisant « neuropsychologues », se sont mis à porter des blouses blanches, à avoir des laboratoires, à mesurer, à informatiser, etc. Or, dans leurs « labos », il est certain que l’on tentait bien de vérifier des « données », mais des données qui n’étaient jamais définies !

Les sociologues, quant à eux, se sont mis à faire des statistiques ! Mais, n’ayant pas, eux non plus, de modèle sous-jacent aux phénomènes qu’ils décrivaient, ils ne pouvaient, bien évidemment, que les décrire (et non les expliquer). Ils décrivaient avec des chiffres (tout de même, ça fait plus savant). Mais la statistique, c’est comme l’informatique. Si les données que l’on confie à l’ordinateur sont idiotes, et bien l’ordinateur va traiter ces idioties (l’ordinateur est prêt à traiter n’importe quoi). Pour les statistiques, c’est du pareil au même : à question idiote, réponse idiote.

Restait un « penseur » franc-tireur, dont j’ai oublié le nom, qui, à l’époque, faisait ses choux gras de son concept de complexité. Je ne dis pas qu’il est sot, loin de là, mais il pense qu’il faut faire table rase de tout le passé : « Le paradigme perdu est définitivement perdu, mais moi, je vais tout inventer ! ». Résultat, il ne dit rien ! Donc, il se réfugie, comme tous les littéraires, derrière la complexité de l’homme. « Étudier le phosphore, d’accord ! Analyser des veaux, c’est déjà moins facile, mais, comparé à un homme, un veau, c’est tout de même plus simple. Quant à l’homme, c’est tellement plus compliqué, plus subtil, plus fin ! ».

J’en étais là de mon parcours lorsque j’ai eu, il y a une vingtaine d’années, la chance inouïe de rencontrer Jean Gagnepain, et de faire partie de ses disciples. J’ai vite compris, à son contact, que prêcher un savoir véritablement scientifique sur l’homme supposait, que l’on abatte les principaux obstacles à l’avènement de ce nouveau savoir, à commencer par ces fameuses « Facultés de Lettres et sciences humaines ». En effet, si, par exemple, vous vous reportez à la Renaissance, vous pouvez constater que l’humanisme n’a pu l’emporter que lorsque, sous les coups de Rabelais et consorts, le verrou de la Sorbonne a sauté. Mais, à l’époque, les « Sorbonicoles » d’hier, exactement comme ceux d’aujourd’hui, cherchaient à se réformer, à s’adapter. Mais il y en avait d’autres, plus lucides qui avaient compris que toute réforme était d’avance condamnée : il n’y avait qu’à faire autre chose. Voilà exactement ce qu’avait saisi Jean Gagnepain.

À l’âge, donc, qui n’est plus l’âge de l’humanisme, mais l’âge de l’antihumanisme, c’est-à-dire du traitement de l’homme par l’homme qui préside à l’émergence d’une véritable Science de l’homme, il est grand temps de prendre conscience de ce qui est l’obstacle principal à l’avènement de cette nouvelle ère. Le problème de la formation, non seulement pour demain, mais pour aujourd’hui déjà, passait par la liquidation de ce qu’il reste des littéraires. Certes, si les littéraires, actuellement, sont devenus les ennemis, c’est après avoir été le plus beau fleuron de l’université humaniste. Mais, comme Marx le disait en parlant des bourgeois, ils ont été un mal nécessaire, ils ont joué leur rôle historique, celui d’être, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, les pré-sciences humaines. De ce point de vue, les sciences dites « molles » (psychologie, sociologie, sciences politiques) prolongent le rôle historique de la littérature (philosophie, belles lettres, et histoire comprises). Ce rôle historique a consisté à mettre l’homme au frigidaire pour mieux s’occuper, en attendant, des sciences dites « de la nature ».

Je veux dire que ces sciences « molles » sont en train de céder le pas devant la Science « dure » de l’homme, depuis les travaux de ce génie encore trop mal connu, Jean Gagnepain, qui est le véritable fondateur de la Science expérimentale de l’homme. Un mot d’explication.

C’est Freud qui a donné à Gagnepain l’idée d’une clinique explicative, autrement dit, d’un type de clinique qui lui permettait de remettre perpétuellement en cause le modèle théorique de l’homme qu’il a élaboré pendant près d’un demi-siècle. Voilà ce qui est absolument fondamental.

La Théorie de la Médiation est ce que l’on peut bel et bien appeler une anthropologie clinique. Et les médiationnistes (regroupés sous le nom d’École de Rennes), du même coup, sont les premiers au monde à parier carrément sur la nécessité de constituer une approche scientifique de l’homme qui se donne, bien évidemment, un modèle théorique, et, en même temps, un lieu d’expérimentation. Autrement dit, le lien entre la théorie et la clinique est si fondamental, qu’un ne peut séparer l’une de l’autre… Sauf, comme je le ferai, le plus souvent, par commodité d’exposition (et puis on ne peut pas tout faire !)

J’ai parlé de Freud, mais cela ne veut pas dire que Jean Gagnepain adhère sans réserve à la psychanalyse. Il en corrige les excès. Excès de verbalisme, d’abord parce que Freud cantonnait sa découverte de l’inconscient au seul plan de la conscience représentative, alors qu’il existe aussi un « inconscient » technique, un « inconscient » social et un « inconscient » éthique, et c’est pourquoi Jean Gagnepain substitue au concept d’inconscient celui d’implicite.

Le deuxième correctif est celui qu’il apporte à l’historicisme dans lequel Freud s’est enfermé, l’historicisme des « stades », de la « régression », etc. Si vous voulez, Jean Gagnepain n’est pas pour l’Urszene (la « scène primitive »), mais pour la Grundszene (la « scène fondamentale »).

Le deuxième précurseur que reconnaît Jean Gagnepain, c’est Ferdinand de Saussure et sa conception structurale du signe verbal. La découverte de Ferdinand de Saussure (1857-1913) a été pour Jean Gagnepain comme pour beaucoup d’intellectuels français, une véritable révélation.

Enfin, c’est la praxis marxiste qui a mené Jean Gagnepain à la théorie de la rationalité incorporée. Autrement dit, cette idée de praxis, empruntée à Marx, l’a conduit à poser la réalité du principe explicatif qu’est la raison, non pas à l’extérieur de l’homme, mais dans l’homme. Et c’est même la différence entre les sciences dites « de l’homme » et les sciences dites « de la nature ».

Cela dit, et pour conclure, je souhaiterais vous dire un mot de ma relation avec Jean Gagnepain. D’une manière générale, je dirais que le Maître n’est ni celui que l’on respecte, ni celui avec qui l’on rompt : nous vivons de lui. Autrement dit, le Maître, nous ne le respectons jamais, car le respect est signe de mort. Quand je vous parle, Jean Gagnepain, je le fais exister. Mais où suis-je moi-même ? À la limite, cela n’a aucune importance. Cela ne veut pas dire que la mémoire de Jean Gagnepain ne soit pas, en elle-même, digne du respect que l’on doit au génie humain, mais il ne peut nous servir, à moi, personnellement, et à vous, par personne interposée, que dans la mesure où nous le digérons, où nous en faisons notre affaire. Pas question, dans ces conditions d’arrêter un Maître à tel moment de l’histoire : ce serait, bel et bien le « néantiser », pour pasticher Sartre.

J’ajouterai que le Maître, s’il est Maître à penser (ce qui n’existe plus en France depuis bien longtemps) n’a rien du professeur, bien au contraire ! Prenez Maître Albert, au Moyen âge : quand Maître Albert se brouillait avec la Sorbonne, il prenait ses cliques et ses claques et il faisait sécession, c’est-à-dire qu’il prenait ses quartiers sur la place à laquelle, à Paris, il a donné son nom : la place Maubert. Il s’installait là et il faisait ses cours en plein air, et tout le monde le suivait. Il avait du charisme, il attirait les foules, il pensait, et librement.

Eh bien, Jean Gagnepain, si vous voulez, c’est le Maître Albert de la Science de l’homme. Vous comprenez, dans ces conditions, que sa pensée puisse déranger, voire indigner, surtout le milieu universitaire.

Tant mieux, si cette pensée, que j’essayerai de vous transmettre (si vous « nous » faites l’honneur de « nous » suivre) vous invite à la réflexion.

Jean-Luc Lamotte est décédé au printemps 2015.

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